• Le jour où j'ai arrêté de fantasmer le monde...

    Le jour où j'ai arrêté de fantasmer le monde...

     

    Il fut un temps où le regard des autres m'importait tellement que je le chargeais de toutes sortes de significations plus ou moins erronées, quasi mystiques parfois. Je ne pouvais pas soutenir le moindre battement de cils en ma direction sans imaginer le pourquoi du comment, de façon totalement irrationnelle. Si cette femme là-bas venait de me jeter un coup d'oeil, c'était à cause de ma coiffure, ou de ma tenue forcément mal ajustée ou complètement has been. Cet homme qui venait de me frôler par inadvertance était sans nul doute un amoureux transi qui n'avouerait jamais ses sentiments autrement que sous la torture, et encore. Du coup, je n'osais jamais attarder mon regard sur qui que ce soit, sous peine de perdre mes moyens.

    Et puis un jour, je me suis aperçue de la vanité de ces pensées. Mes fantasmes sonnaient si creux que leur résonance a ébranlé mes certitudes et les a fait s'effondrer dans le silence assourdissant de leur vacuité. Les yeux de mes contemporains ne me renvoyaient plus que de l'absence et de l'indifférence. Triste et brutal retour sur terre... J'ai appris que les regards ne se croisaient que rarement, suivant des trajectoires presque parallèles dont l'horizon se perdait par dessus une épaule ou juste derrière une oreille. Ce genre de regard qui vous transperce de part en part en vous arrachant un lambeau de vous-même au passage, avant de le jeter négligemment sur le bas côté comme on se débarrasserait d'un papier gras.

    Mon regard est devenu imperméabilisant, glissant sur les choses et les êtres avec une nonchalance affectée. Il a fini d'interpréter le monde à l'aune de ses fantasmes pour se retrouver perdu de l'autre côté de la barrière, abandonné dans le non sens d'une vie sans relief. Les gens sont devenus des fantômes sans corps ni âme, juste des objets qui passent de temps à autre dans mon champ visuel comme de la pluie ou un vent léger. Leur substance m'échappe un peu plus chaque jour et les renvoie dans l'éther d'où mes pensées n'iront pas les chercher. Il arrive heureusement qu'une étincelle ravive la flamme quand mon regard croise celui de ceux que j'aime, qu'ils soient proches ou presque inconnus, au hasard des rencontres qui me disent et me redisent que malgré tout cela, je reste vivante...

     

    Photo: extrait de "Train de nuit pour Lisbonne", d'après le roman de Pascal Mercier


  • Commentaires

    1
    Mardi 14 Mai 2013 à 17:45
    Aredius

    Les messages sont rares mais toujours aussi bien léchés !

    Merci

    2
    Vendredi 17 Mai 2013 à 11:20

    Merci! C'est juste un succédané de réflexions trempées dans l'encre d'un jour sans soleil! Bonne journée!

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